Peut-être qu'Allan avait peur qu'il se sente seul, finalement. Avant son départ, il lui avait annoncé d'un ton monotone qu'il devrait guider Oskar, un étranger, dans la forêt pour observer les aurores boréales. Depuis que le médecin légiste et son père avaient travaillé ensemble, Tyler en entendait parler souvent. Ce n'était pas facile de rentrer dans les bonnes grâces d'Allan, et même son fils, poli, formé, éduqué, dressé, depuis toujours par ses soins n'y parvenait pas toujours. Néanmoins, Oskar y était arrivé ; un cadavre retrouvé dans la forêt, un médecin légiste ayant trouvé les bonnes réponses, et voilà qu'Allan avait été séduit. Ou bien, c'était parce qu'il cherchait à contrer les rumeurs disant qu'il était bourru et difficile à vivre, et que son gamin finirait bon à rien. Dans tous les cas, Tyler avait été prévenu, il était préparé à se montrer sociable sans l'être. Il se sentait nerveux, les relations avec les autres n'étaient pas son fort. Il avait passé une grosse partie de la journée à rester devant le feu de cheminée, tordu dans un sac de couchage en espérant se réchauffer. La maison sans son père était placide, vide, presque inconfortable. Le vent faisait grincer les murs, l'humidité rendait l'air puant, le feu de cheminée était la seule source de chaleur. Les flammes se contorsionnaient contre les buches, étirant leurs langues dorées autour des braises, en produisant une musique apaisante. Tyler se demanda quand son père cesserait avoir honte de lui, dans sa famille de blancs.

Le jeune homme était en train de préparer son sac, lorsqu'on klaxonna deux fois devant la maison. C'était une vieille maison de type coloniale, plus ou moins branlante, terne et morbide. Aucune décoration d'hiver, un jardin laissé à l'abandon, généralement envahi par les herbes hautes. Tyler portait un grand pull grisâtre, dont le col avait été élargi à force d'être porté. Des rangers remontant jusqu'à ses genoux, des gants molletonnés, et un manteau d'un bleu marine que son père avait autrefois porté ; il semblait qu'il n'avait pas ses propres affaires. Il enroula son écharpe autour de son visage, autrefois tricoté par sa mère, et il attrapa son sac à dos. Il sortit, il referma la porte à clef, et il descendit le perron d'un pas avisé. Avec la neige, les escaliers étaient verglacés, et même Tyler n'était pas à l'abri d'un accident. Il avisa la voiture, puis le rouquin au long nez à l'intérieur. Il fronça les sourcils, il se demandait si la voiture tiendrait la route. Lorsqu'il rentra, côté passager, il salua à peine Oskar, et il commença directement :

« Vous devriez faire attention, nous ne sommes pas en ville, c'est dangereux de rouler avec ça dans ces conditions. Les phares fonctionnent-ils bien ? Savez-vous mettre des pneus neige ? Les routes ne sont pas faciles à pratiquer, nous aurons du chemin à faire à pied. »

Les gens de la ville... Tyler avait du mal avec eux. La plupart du temps, ils prenaient l'Alaska à la légère, sans se soucier du climat. Il savait que son père lui faisait suffisamment confiance pour lui confier Oskar, mais il se demandait si c'était une bonne idée. Il avait déjà réussi à « sauver » Sundance en plein orage, mais c'était en pleine journée. Il cligna des yeux, il détaillait le médecin légiste avec un air hautain. Tyler faisait toujours attention pour ravaler la douceur de ses traits ; il se démenait pour avoir l'air dur. Il boucla la ceinture, puis il soupira. D'habitude, il était seul pour observer les aurores boréales. Il l'était depuis six ans.

Tyler ne comprenait pas l'humour. Le sarcasme, l'ironie, les blagues vaseuses sur les autres, il ne parvenait pas à les comprendre. La plupart du temps, il fronçait les sourcils, il fixait son interlocuteur ou son interlocutrice, cherchant à combler le vide de la conversation. Puis, il se rendait compte, souvent après avoir répondu à côté, qu'il s'agissait d'une plaisanterie. Si bien que lorsqu'Oskar parlait du cadavre de la mamie, qui devait l'attendre avec impatience — des années qu'un homme n'avait pas promené ses mains sur sa peau dénudée ! —, il haussa les sourcils. Le pire ? Il répondit un « et alors ? », flottant dans l'air, comme un pet malvenu dans un enterrement. Puis, ses neurones se mirent en place, dans le bon ordre, et il fit un simple « ah ». Il n'était pas dénué lui-même de sarcasme, en vérité, il maîtrisait assez bien le cynisme et le passif agressif, lorsqu'il était préparé. Il se rejouait les scènes, dans son esprit, se donnant la réplique sur la scène virtuelle. Chercher les bons mots, l'intonation claire ; être sec, d'une voix grave et virile. Ravaler la douceur.

« Attendez... Vous n'avez pas mis vos chaînes ? »

Tyler fusilla Oskar du regard, ses yeux étaient aussi noir que ceux du médecin légiste étaient verts, sans éclats, éteint. Il gonfla la poitrine, il essaya de ravaler la frustration qu'une telle inconscience provoquait. Voilà pourquoi il avait du mal avec les gens de la ville ! Non content de sortir en plein orage en forêt, alors que la foudre pouvait tomber à tout instant, attirée par les arbres comme l'étaient les papillons à la lumière, ils ne prenaient pas en compte la neige. Tyler était pragmatique, consciencieux, il ne mettait jamais la vie des autres en danger. Il fit signe à Oskar de s'arrêter, il le fixa, sans répondre à son inquiétude. Il savait pourquoi son père faisait ça, et il maudissait Allan.

« Arrêtez-vous, je vais vous mettre les chaînes. Je ferais vite, c'est vraiment risquer de prendre la route sans elles, vous savez ? La route n'est pas facile à pratiquer, c'est même un miracle que vous soyez parvenu par chez nous. Ne me jouez pas la carte de l'adulte qui sait mieux que tout le monde, en me disant de ne pas m'inquiéter. »

Peut-être parlait-il avec trop d'empressement, et qu'il avait sur-interpréter le caractère d'Oskar. Mais il reconnaissait les schémas, ils lui promettaient que ce n'était pas grave, puis les accidents survenaient, sans prévenir. Un peu comme les chasseurs, qui débarquaient dans les forêts, alors que ce n'était pas la saison et qu'ils n'en avaient pas l'autorisation. Et le résultat ? Une balle frôlait son épaule. Tyler fixa Oskar, il ne lui laissait pas vraiment le choix. La cicatrice à son oeil, en croissant de lune, lui donnait un côté farouche et décidé, ou trop chiant. Dans tous les cas, il ne laisserait pas Oskar tranquille avec cette histoire.

« C'est qui ? »

Tyler regardait rarement la télévision, Allan racontait que c'était un ramassis d'idioties, avec les médias corrompus par les sociétés pharmaceutiques. Il ne lisait pas non plus, malgré tout, il s'exprimait d'un ton trop adulte. Il n'employait pas le vocabulaire des adolescents de son âge, et quelques fois, un peu comme Oskar, il se sentait en décalage par rapport à eux. Il se frotta les mains dans la voiture, il referma la ceinture, et il jeta un oeil dehors. Le temps se couvrait, et il se demandait sincèrement si Oskar avait une idée de ce qui arriverait bientôt. Tyler se mouilla les lèvres, puis il l'informa :

« Le Grand Nord ? Ce n'est pas totalement faux. »

Le sarcasme, toujours inconnu au bataillon. Il désigna au médecin légiste la route à prendre. Le jeune homme écoutait le grondement du moteur, attentif, comme s'il écoutait le coeur d'un cardiaque, de crainte de le voir lâcher. Il contempla le paysage à travers la vitre du véhicule, étudiant la météo. La neige enveloppait les routes dans ses bras immaculés, recouvrant les arbres de son épais manteau, leur donnant une couverture à leurs branches dénudées. Oskar lui parla de nouveau, Tyler ouvrit son sac à dos, et il en sortit une carte des environs. Les coins étaient abîmés, un peu jaunit, elle avait été pliée maintes et maintes fois, plissée et rapiécée. Pourtant, lorsqu'il l'ouvrit, on pouvait voir qu'une écriture en patte de mouche était venue la compléter au crayon à papier. Tyler la corrigeait à chaque sortie dans la forêt, il notait par exemple les endroits où des arbres étaient tombés, les grottes et la faune. Il pointa du doigt une zone en retrait, où plusieurs dates étaient inscrites.

« Là. »

Le jeune homme rangea la carte, tout en expliquant à Oskar quelle route prendre avec sa voiture, il le faisait doucement sortir des sentiers battus, malgré les sens interdits. Au final, il le fit s'arrêter vers une clairière, où l'on venait si peu souvent que la route n'était plus praticable. Il y avait un talus, enseveli sous la neige, assez profond et grand. Il sortit le premier de la voiture, il prit son sac, et il expliqua à Oskar :

« Ne vous éloignez pas trop de moi, c'est dangereux, au moindre souci, prévenez-moi. Faites attention où vous mettez les pieds, la neige, c'est traître. Suivez mes pas. »

Tyler se dirigea vers le talus, il l'observa, puis il enfouit la main sous la neige jusqu'à extirper une branche. Il la tapa contre le talus pour enlever la neige, puis il s'appuya dessus pour grimpant pardessus le talus. Il faisait à attention à chaque pas, cherchant les endroits où le sol pouvait être traître. Le but était de ramener Oskar vivant en ville ; il prenait la proposition de son père très à coeur. C'était une preuve de sa confiance, et il devait l'honorer, non ?

« Vous savez comment se forment les aurores boréales ? »

Demanda-t-il, connaissant déjà la réponse.

Un mec de la télévision. Tyler plissa le front, il se contenta d'acquiescer, sans argumenter qu'il trouvait l'idée d'une telle émission débile. Et il aurait probablement des choses à y redire ! C'était plus fort que lui, il était capable de reprendre ses professeurs s'il trouvait qu'ils racontaient n'importe quoi. Il en était de même pour ses camarades, ce qui expliquait sa popularité en négatif au lycée. Ce n'était pas tout le temps agréable d'entendre des remarques, articulées d'une voix monocorde, accompagnées d'un regard vide. Lorsqu'on est en dehors des marges, c'est compliqué de sentir lorsqu'on dérange. Lewis ne lui en avait jamais tenu rigueur, au contraire. Quand Tyler commençait, il l'écoutait, ou il répétait ce qu'il disait, un sourire en coin. Il s'apercevait alors de la chose, il rougissait, et se confondait en excuses, tandis que son meilleur ami lui assurait que ce n'était pas grave. Lewis avait été son rayon de soleil.

Et la nuit avançait, à grands pas, le ciel noir s'étendait à perte de vue au-dessus de leurs têtes. Les branches désarticulées formaient de fines striures sur la toile obscure, plutôt dégagée. Au moins, le reflet de la lumière sur la neige donnait l'impression qu'il faisait jour en pleine nuit. Tyler parvenait ainsi à s'orienter, il avait sorti une lampe torche de son sac. Il la passa à Oskar, il en prit une autre. Il l'écouta lui donner une explication, un petit sourire au coin. Il ne répondit pas, mais la réponse ainsi donnée lui était satisfaisante.

« Certains peuples pensent que c'est une manifestation des esprits. »

Sa mère avait aimé, lui conter des histoires, tirées des légendes des Dena'Ina. Tyler plissa les yeux, il remonta son écharpe sur son nez. Il faisait froid, mais le vent était calme, un faible murmure. Il marchait avec précaution, quoiqu'il était agile. Il s'arrêtait parfois, et il donnait des coups de bâtons. Lorsqu'il n'avait pas de chance, il perçait mollement la neige, et celle-ci s'écroulait dans le trou.

« Ça ira, assura Tyler en grimpant une pente assez glissante, il se retourna vers Oskar. Nous en avons encore pour quarante minutes de marche, si on tient un bon rythme. »

Contrairement à ce qu'on aurait pu croire, le jeune homme n'avait pas glissé le moindre sous-entendu. Il savait que le terrain serait capricieux, et il préférait y aller petit à petit. Il grimpa la pente, ses rangers s'enfoncèrent dans la neige, alors que ses longues jambes de dépliaient. Il se servait du bâton pour se hisser tout en haut de la pente. Là, il se retourna vers Oskar, il surveilla ses mouvements, et il lui tendit même la main pour l'aider.

La forêt était silencieuse, le vent laissait quelques notes éclater ici et là, mais il était moins bruyant que sa respiration. Il remua les doigts, afin de délier leurs raideurs, et il attendit simplement que le médecin légiste fasse un pas vers lui.