Alors oui, Whitehaven avait tout l'air d'un parfait petit coin de paradis. Le genre où tout les habitants d'un même village se saluaient et se connaissaient. Parfois, se rendaient les uns chez les autres pour échanger en paix. Allen n'était pas de ceux-ci. Plutôt bourru, gentiment dans les vapes, il chargeait les membres de sa famille du rôle social. Si on pouvait le laisser à son bateau, il serait d'autant plus heureux.

La journée avait été parfaite jusqu'ici. Il s'était réveillé tôt pour hisser la voile et une fois en mer, il avait ressentit le plaisir étrange qu'il n'avait pas quand il posait le pied sur terre. Il y avait des marins qui, on le disait, étaient plus faits pour marcher sur un pont que fouler le sol. Sur la terre ferme, Allen avait du mal à savoir quoi faire de ses dix doigts. On le disait maladroit, pas à l'aise, gauche. Sur un bateau, c'était tout le contraire.

Mais les heures passaient et déjà le soleil était en train de se coucher. Lui et ses collègues revinrent à quai avec un chargement bien rempli, des cernes bien marquées. Dès qu'il toucha le sol, le jeune homme émit un grognement caractéristique, puis entrouvrit l'imperméable jaune mille fois trop grand pour lui, se secouant comme l'aurait fait un chien mouillé pour se débarrassé des dernières gouttes salées.

Ses cheveux étaient dans un sale état, pensa-t-il, tandis qu'il observait son reflet dans une vitrine sur le chemin qui rentrait chez lui. Il écoutait d'une oreille distraite ses collègues parler des vents, de la marée, des poissons qui diminuaient ; distraite, parce qu'en réalité, il était déjà ailleurs, dans la journée de demain, son temps libre, où il prendrait sa barque, seul, et tenterait d'apercevoir de nouveau ce cryptique étrange qu'il avait cru apercevoir dans sa prime jeunesse. C'était un rêve presque fou, encore plus parce qu'il savait qu'il paniquerait complètement s'il s'exauçait un jour.

Allen fit un geste de la main pour saluer ses collègues et partit vers un autre chemin, plus court pour lui jusqu'à la maison. Il s'arrêta devant un panneau protégé par une vitre en verre et observa les quelques affiches qui y étaient placardé. Le nombre de disparitions semblait avoir augmenté et il se concentra un moment pour retenir le visage de ses gamins, desfois qu'il tombe sur eux un jour (peu probable, mais bon). A côté, il y avait une affiche pour un chien perdu, et quelques publicités pour des concerts ou activités imminentes. Le pêcheur mit ses mains dans ses poches, bailla.

Il avait bien une petite faim, le large creusa et...il fallait dire que son repas de midi était déjà loin. Tranquillement, comme si rien au monde ne le pressait, l'homme se dirigea vers une petite échoppe qui vendait des hot dogs.

Allen était donc en train de se faire servir un hot dog, il prend le sandwich dans ses mains d'un air rêveur, non sans se gêner pour dévisager les autres personnes qui étaient en train de se faire servir après lui.

« Ah. »

Il sortit de sa poche quelques pièces, pas mal de 5 centimes qu'il posa en fragile équilibre sur le comptoir. Le compte devait être juste, maintenant, c'était pas comme s'il avait beaucoup d'argent sur lui en ce moment, il évitait tout naturellement d'en prendre trop quand il allait en mer, embarquant surtout des pièces car, comme chacun le savait, un homme à la mer avait du papier dans les poches, ben non seulement c'était dangereux pour lui, mais en plus, c'était un coup à prendre tous ses billets.

L'échoppe avait pas mal de clients, surtout à cette heure où tout le monde sortait du boulot. Il fourra le bout du hot dog dans sa bouche et haussa les épaules – ils n'étaient pas de la meilleure qualité, beaucoup trop de sauce pour lui, mais bon, il allait se contenter de ça en silence. L'homme qui faisait la queue derrière lui tout à l'heure, il le fixait depuis un petit moment, désormais. Son visage lui disait quelque chose, ce qui était relativement bizarre parce qu'il connaissait à peu près tout le monde ici.

Dès que le garçon eut payé, il enleva son sandwich de sa bouche et articula, la bouche à moitié pleine.

« On s'est déjà vus ? Ta tête me dit un truc...y'a longtemps, ou alors je connais ton père ? »

Tout le monde se connaissait plus ou moins, par ici, c'était ce qui était bizarre...c'est pour cela qu'il finit par se gratter la tête d'un air absent. Il croqua de nouveau dans le hot dog.

« Dégueulasse, hein ? »

Et hop, il s'attire un regard furibond de la part du gérant.

C'était certainement pas dire du mal d'un produit en face d'un vendeur qui allait déranger Allen, mais bon...le citadin avait l'air poli, presque un peu trop. En tout cas, ça le conforta dans l'idée même que le sandwich était dégueulasse. Ici, chaque journée se ressemblait, sans doute même un peu trop. Parler à un étranger, enfin se forcer à le faire, c'était l'occasion de pouvoir se dire, à la fin « hey, t'as vu, aujourd'hui, c'était le jour du hot dog, enfin un différent des autres. »

Donc son père était flic ? Il se força à le dévisager un peu plus, ce qui dût vraisemblablement lui donner l'air d'un abruti, mais bon...il lui disait juste quelque chose, comme ça, comme s'il y avait quelque chose dans son visage qui lui procurait un vague sentiment de « déjà-vu ». Pas grave. Pas très, du moins.

« West. Allen West. », se présenta-t-il comme on présente James Bond, l'air tout aussi éveillé que s'il ne s'était pas couché à 2 h du matin pour se lever à 5 heures. Il lui tendit une main avec un reste de ketchup venant du fameux sandwich, puis se ravisa en constatant des dégats.

« Attends, déso... », il lui piqua une serviette en papier pour se les essuyer, mais bon, avec de la sauce comme ça, c'était pas terrible, v'là-t-y pas que le hot dog lui glissa entre les mains et tomba sur le sol. Catastrophe intersidérale.

Allen eut à ce moment-là un espèce de regard de chien battu qui n'appartenait qu'à lui. Il ouvrit légèrement la bouche, comme s'il était possible, d'un seul clignement d'oeil, de faire machine arrière de quelques heures. Ce n'était pas possible.

Le hot dog jonchait sur le sol, à demi entamé, éclaté, plus moyen de rattraper ce massacre. Quelques fourmis avaient déjà trouvé le mot concernant le buffet gratuit et se baladaient déjà dans le sandwich, et la sauce, déjà là à outrance, avait un peu éclaboussé les chaussures des deux garçons.

« Je suis...dégoûté. »

C'était pas comme s'il n'avait pas l'habitude, car Allen était quotidiennement des plus maladroits. La bosse sur sa tête, c'était parce qu'il avait glissé sur le pont du bateau, la cicatrice sur son bras, c'était parce qu'il conduisait son vélo la tête dans la lune, il y avait deux ou trois ans. Pas moyen de le rendre plus conscient de ses actes, et chaque jour, c'était un à deux verres qui y passaient.

« Suis-moi chez moi, j'dois avoir une brosse pour les chaussures, si tu veux. », lui fit-il d'un ton tout à fait ensommeillé.

Allen le regarda dans les yeux, un peu perdu, puis hocha la tête. Le sandwich était en effet recouvert de conneries et il s'attirait des regards de la part des gens qui faisaient la queue, tous pas très gentils.

« Hum. »

Il se baissa donc et attrapa vivement le sandwich couché sur le sol. Sa main se teinta par la même occasion de ketchup et d'un peu de mayonnaise, car il s'avéra que le prendre de cette façon révéla que le chef restaurateur n'avait pas mis une, mais deux sauces dans le hot dog. Le pain était si mou qu'il lui provoqua un haut le cœur bien contenu, et, comme s'il tenait nul autre qu'un poisson, Allen le jeta dans la poubelle la plus proche.

Il s'essuya ensuite les doigts dans le mouchoirs précédemment chourré, les gardant collant en l'absence de savon, d'eau ou de quelque chose comme cela. C'était tout de même une sensation ultra désagréable que d'avoir les doigts poisseux, comme s'il avait plongé ses mains dans les viscères d'un poisson et qu'il ne se les était pas lavées de la journée.

« Euh, ouais, pas très loin. J'en profiterai pour me laver les mains, c'est dégueulasse. »

Sur ce, il emmena le grand mec – c'était un euphémisme – à sa suite, le faisant un peu marcher le long des rues un peu moins passantes de Whitehaven. Ci et là, il lui disait deux mots sur les commerces qu'ils croisaient « Tu vois, la boulangerie. Evite de venir trop tard, il reste plus que les sandwich dégueus. » et ainsi de suite. Autant de petits commentaires pas forcément indispensables mais qui étaient pourtant pratiques dans la vie quotidienne.

En fin de compte, Allen ne savait pas pourquoi il faisait cela. Mener un étranger chez lui, ce n'était clairement pas son style. Il était plutôt du genre pépère, à rentrer chez lui directement après le boulot et s'allonger dans son canapé pour faire une petite sieste. Il n'allait d'ailleurs au bar qu'en des rares occasion et qu'une fois sur cinq lorsque des collègues le lui proposait.

« Ah, c'est chez moi. »

C'était une petite maison qu'il partageait avec ses parents et qui était un peu à l'écart. Pas trop loin du port, d'où le « pas trop loin ». En fin de compte, ils avaient dû mettre une dizaine de minutes pour la rejoindre, à pied. Etant donné qu'elle n'était pas dans le centre-ville, il y avait une grande cour extérieur et depuis sa majorité, Allen vivait dans une partie de la maison qui lui était réservée et rénovée pour lui. Un chien les accueillit en jappant.

« Ah, c'est Haddock. Il est à mon père. »

Il déverrouilla la serrure et alla directement se laver les mains.

« J'peux t'offrir un truc à boire ? »