I’m just a man I’m only flesh and bone

 « Tu sais fils, un homme doit être fort, concentré. Les émotions, c'est un truc de femme. Si jamais la Troisième Guerre mondiale arrive, ce n'est pas grâce aux émotions que tu vas t'en sortir. Tu as mal ? La douleur, tu dois l'accepter dans toute son entièreté, concentre-toi, résiste, accepte-la et passe outre. Un fusil à pompe, ça ne fait que trois kilos. Ce n'est pas si lourd. Ne tremble pas, attention au vent, ça va jouer sur ton tir. Concentre-toi, fils. Tu peux le faire. J'en suis certain. »

Tyler n'aimait pas qu'on l'appelle Tyler, il préférait le prénom que sa mère lui avait donné, Yuma, qui prenait dans les racines de sa culture. Mais de sa culture amérindienne, Tyler en conservait que la réappropriation culturelle. Tyler était un roc solide et brut, Yuma un garçon fragile et doux. Il devait tuer Yuma une bonne fois pour toutes. Allan ne voulait pas de Yuma. Il tenait la cible en joue, patient et tranquille, son oeil avisé étudiait la portée, le vent, le poids de son arme. Pendant ce temps, Allan continuait de parler.

« L'école, ça te sert qu'un temps, tu sais ? On n'apprend rien aux enfants. Qu'est-ce qu'on s'en fout de la théorie de l'évolution, ou de la littérature, ce n'est pas ça qui va t'aider à supporter la vie. Ce n'est pas ça qui te sauvera, si jamais un type t'arrive dans le dos, et tente de te poignarder. Maman serait fière de toi, fils, tu sais ? Tu es un garçon fort. N'oublie pas, les trois règles : venir, voir, vaincre. »

Même si Allan ne disait jamais réellement « mon fils », Tyler sentait toute la possessivité qu'il y avait, lorsque sa langue caressait ses dents et prononçait « fils », il l'entendait siffler légèrement sur la fin. Entre fils et fin, il n'y avait pas tant de différence. Le fusil à pompe le faisait légèrement trembler, mais il se montrait fort.

Lorsque Tyler rentrait à l'école, lorsqu'il se rapprochait de sa maison, éloigné de tout ; une petite cachette dans une bougarde isolé. Entouré de pins, et d'herbes si hautes que par endroit, ça atteignait ses genoux, il ressentait une forte appréhension. Lorsque les bouts de bois craquaient sous sa semelle, lorsqu'il sentait le vent courir le long de sa nuque, et le froid s'engouffrer dans ses vêtements, il ressentait la peur. Pourtant, Allan lui avait toujours expliqué que la peur était une chose naturelle, et que c'était ce qui permettait de survivre aux hommes. Mais que les vrais hommes devaient apprendre à la surmonter pour avancer. La peur, c'était la seconde d'hésitation que l'on prenait, avant de presser sur la détente, et de faire fuser la balle dans le crâne de son ennemi.

« Ça sera toujours toi, ou lui. Si tu hésites, tu meurs. »

L'odeur de la poudre emplissant ses narines, l'oreille qui siffle, après la détonation. Ça laissait en lui une trace de la peur. Et il la reconnaissait, lorsqu'il gravissait les marches de sa maison. Lorsqu'il posait la main sur la poignée de porte, il se tendait. Puis, lorsqu'il retrouvait Allan, dans un coin, seul avec son chagrin, puant la bière bon marché et endormi, Tyler se sentait rassuré, un instant. Et c'était à chaque fois pareil, dès qu'il devait rentrer de l'école, il ne savait pas comment il allait retrouver son père. Mort, ou furieux, ivre ou somnolent. C'était la mauvaise surprise, survenant ici et là. Depuis la mort de Maman, Allan était imprévisible.

« Ce qui a tué ta mère, c'est le poison qu'on met dans nos assiettes, c'est toutes ces conneries. Il parait que certains vaccins causent l'autisme, t'imagines ? Le gouvernement est contre nous, fils. »

Oui, Tyler n'était pas vacciné. Quelque part, il en avait un peu honte. Lors des visites médicales, il fallait toujours expliquer pourquoi, et sentir sur soi, le regard gêné et méprisant de l'infirmière. Il fallait aussi trouver des justifications aux cicatrices qu'il avait, surtout sur celles au visage. La première, il s'en souvenait bien ; un coup de couteau qu'il aurait dû esquiver. Il y avait été préparé, il avait vu Allan préparer son coup, il avait fait un mouvement en arrière, puis il avait senti la lame s'entailler dans sa chair. Trop tard. Un miracle qu'il n'ait pas perdu son oeil, ce jour-là. Quand on lui demandait d'où venait la cicatrice, Tyler ne donnait jamais deux fois la même histoire. Une chute en forêt, dans les escaliers, une mauvaise rencontre le soir.  

Et celle aux lèvres ?

C'était lui, qui se l'était faite. Lorsque Lewis était parti ; son meilleur ami de toujours. Celui qui le protégeait des mauvaises remarques, et lui demandait comment il allait, si son père était bon avec lui. Le seul, qui avait compris que dans cette famille, un truc clochait. Tyler avait mis du temps à comprendre ce qui lui arrivait, pourquoi son coeur s'était mis à battre soudain plus vite en sa présence, pourquoi se retrouver à la vue de son corps dénudé lorsqu'ils se changeaient dans les vestiaires, et pourquoi, il ressentait une profonde jalousie envers sa petite amie. Il l'avait compris, lorsque Lewis avait balancé qu'il y avait « de plus en plus de pédés, une vraie pandémie », quand Tyler avait parlé du coming-out d'une star, au détour d'une conversation. Alors, il avait décidé de taire ce secret. Pour toujours. Lewis était parti, avec sa famille, loin d'ici. Et lui, il avait scellé son fardeau d'un coup de couteau sur ses lèvres.

Les gens ne savent pas trop, ce qu'il se passe, chez eux. On dit d'Allan qu'il est bourru et un peu spécial, et que son fils est silencieux, un peu abîmé. On dit qu'Allan a changé depuis la mort de sa femme, et que Tyler s'est renfermé sur lui-même. Personne ne sait pour le coup de couteau, personne ne sait que Tyler est dressé pour devenir un parfait soldat. Au cas où, la paranoïa de son père lui donnerait raison. Ils ne savent pas pour les canettes et les bouteilles vides, jonchant le sol, ils ne savent pas à quel point Allan souffre. Et qu'à travers son père, Yuma se débât pour ne pas se faire avaler par cette souffrance.

« On ne vous apprend rien d'utile à l'école. Moi, je vais te donner les armes qu'il faut, fils, comme ça, le jour où je ne serais plus là, tu seras suffisamment fort pour survivre seul. Maintenant, tire. »

La balle finie dans la cible, l'odeur de poudre impreigne ses narines. Et Tyler sent, la main chaude de son père se poser sur son épaule. Elle est forte, un peu trop, ça lui fait mal.