1. Gabriel said fuck

« Harvey ? Eh ! Your mom’s a witch my dad told me !
- Fuck your dad.
- Ma’aaaaam ! Gabriel said fuck !! »

Assis sur une balançoire de la cours d’école, Gabe observait les enfants jouer ensemble dans les structures et avec un ballon un peu plus loin durant la pause. Il gardait son regard sur le jeune garçon qui s’éloignait en direction de la surveillante qui viendrait certainement sous peu le voir pour le sermonner sur son langage. Encore une fois. Pourquoi était-ce si grave qu’il dise Fuck alors que tout le monde trouvait convenable de le traiter lui et sa famille comme des monstres. Souvent il réagissait sans même se contrôler lorsqu'on s'en prenait à sa mère ; Après tout, il n'avait qu'elle comme parent. Le mot résonnait dans sa tête alors qu’il se balançait un peu, à peine, réfléchissant à tout ce qu’il impliquait. Witch. Était-ce si mal ? Il n’avait jamais vu sa mère souhaiter de mal à personne ni même agir pour autre chose que le bien de cette communauté. Certes ses croyances étaient différentes, mais elle ne méritait certainement pas qu’on prononce ce mot avec tant de haine lorsqu’on parlait d’elle. Gabriel l’avait toujours entendu lui dire que la sorcellerie n’avait rien à voir avec la croyance populaire. Et chaque chose qu’elle lui apprenait sur ses remèdes, ses jolies pierres et les cartes aux curieux dessins semblait pourtant bien. Souvent, il se demandait d’où venait tout ce ressentiment envers sa mère, envers lui, sa famille et ses ancêtres… Pourquoi, chaque fois qu’il avait essayé de se faire des amis à l’école, lui avait-on lancé le même regard ?

La surveillante était là désormais, elle le sermonnait comme il s’y attendait, mais Gabe n’écoutait pas vraiment. Elle lui avait demandé pourquoi il avait dit ce mot et il avait haussé les épaules, en continuant de remuer sa balançoire un peu. Le caillou au sol semblait plus intéressant que le visage de cette femme ou celui du garçon à côté d’elle. Des excuses insincères plus tard, il pouvait à nouveau se balancer seul.

Cet instant de solitude n'était ni le premier, ni le dernier de sa vie.

2. I know he’s a freak and all but...

« Your house is giving me the creeps.
- I know, I told you we should go to yours !
- Nah my house’s a mess and my mom is super annoying. Is your brother here ?
- Why ? Don’t tell me you’re crushing on him eww !
- No what the fuck ! Shut up !! »

Les voix dans le passage, trop fortes pour être ignorées et les rires des deux jeunes filles alors âgées de quatorze ans à peine. Sa soeur venait rarement à la maison avec des amis car elle pestait toujours au sujet de l’ambiance et du reste de la famille, sa mère et lui-même, qui faisaient peur à tous ses camarades apparemment. Même s’ils ne faisaient rien de mal, elle trouvait toujours un moyen pour les engueuler et les tenir pour responsables de tous les malheurs de sa vie. Gabe et leur mère étaient la cause du désastre social qu’était la vie de cette pauvre adolescente qui, parfois, n’avait pas l’air de sa soeur. Étaient-ils au moins de la même famille ? Elle souhaitait bien entendu que non, et à chaque fois il avait un peu mal de constater qu’elle le pensait sincèrement. Lorsqu’elle était enfant pourtant, elle avait l’habitude de toujours venir l’embêter, lui demander des conseils ou réclamer qu’il joue avec elle. De trois ans son aîné, il roulait parfois des yeux avant de toujours céder aux yeux suppliants de sa soeur qui voulait un ami avec qui jouer à la poupée. Loin du grand frère capable de moqueries méchantes et mesquines, il était plutôt attentionné et protecteur envers elle. Malheureusement, en vieillissant elle avait bien vite compris que leur famille n’était pas comme les autres et elle ne voulait rien avoir en commun avec eux. Elle ne voulait pas entendre parler de toutes ces conneries de sorcellerie et encore moins être vue en compagnie de son loser de frère. S’il trouvait acceptable d’avoir dix-sept ans et de n’avoir aucun amis, c’était son problème ; Elle ne voulait pas de cette vie.

Posé près de la fenêtre de sa chambre, celle-ci entrouverte pour laisser s’échapper la fumée - comme si ça suffirait pour que sa mère ne lui passe pas un savon à ce sujet - il observait la lune et le ciel étoilé, appréciait le calme de cette petite ville une fois la nuit tombée. Dommage que sa soeur ait décidé de ramener une amie ce soir, il aurait apprécié ce silence et ce calme pour une fois.

« I picked a VHS at Randy’s and it’s a horror movie ! I thought it’d be cool to watch it at your creepy house ~
- Oh yea ! And what, you wanted my brother to watch it with us ??
- Will you shut up about that ?! But like, okay I know he’s a freak and all but he’s kinda cute right ?
- Uuuuuhh no !! Like not at all ! Also I think he’s g- »

La musique qui s’échappait de son lecteur cassette dans les lourds écouteurs sur sa tête couvrait parfaitement les voix de la chambre voisine, lui évitant d’en entendre plus. Ça ne le regardait pas et il n’avait pas besoin d’entendre l’entièreté de cette conversation. Visiblement, tout le monde avait tendance à oublier que les murs de cette vieille maison étaient en carton et qu’on pouvait tout entendre d’une pièce à l’autre...

3. It’s not like it was love or anything

« You know, if you just wanted a quick fuck, you could have said it !
- It’s… Not like that…
- Oh so it’s like what ?!
- Why are you so angry anyway ?? »

La question semblait faire écho dans la tête du jeune homme, comme incapable de trouver une réponse. Il en avait une, pourtant. Pas besoin de chercher bien loin, sa bouche savait quoi dire, quels mots prononcer pour expliquer sa colère… Pourtant il restait silencieux. Avouer à voix haute qu’il avait sincèrement espéré plus, avouer à voix haute qu’il était tombé amoureux dès le premier soir… Non. Il avait encore assez de fierté pour ne pas dire ces choses tout haut, sachant très bien que c’était ridicule et - surtout - que ses sentiments n’étaient pas réciproques.
Après avoir haussé la voix tous les deux, ce long silence était soudainement étrange, mais presque un soulagement. Quelques secondes pour reprendre leur calme, quelques secondes pour remettre de l’ordre dans leurs idées. Gabe s’était alors frotté le visage d’une main, comme pour détendre ses traits sans vraiment y arriver. Il maudissait sa naïveté, parce qu’il voyait clairement que le problème venait de lui et pas des autres. Encore une fois il avait cru qu’il y aurait plus, encore une fois il s’était imaginé que pour lui, quelqu’un risquerait tout et s’afficherait en public. Quelle innocence, c’en était triste. Il avait tout juste vingt-six à l’époque, il aurait dû mieux savoir. Après tout, cet homme n’était pas le premier. Loin de se douter qu’il serait le dernier avant longtemps...

Pourquoi était-ce toujours ainsi ? Des relations sans lendemain, forcé d’être l’amant qu’on cache dans un placard ou sous le lit. Tout pour que, surtout, personne ne découvre la véritable nature de cette relation. Chaque fois que son coeur avait été blessé, ça avait toujours été à sens unique. Toujours le sien, jamais l’inverse. Parce qu’il n’apprenait jamais, apparemment.

« Nah, you’re right. It’s not like it was love or anything. I guess I’m just pissed.
- I’m sorry, Gabriel.
- It’s okay. It’s whatever. »

No it’s not. Ça ne l’était jamais, au final. Sa rancoeur menaçait de briser la barrière de ses lèvres closes, dans ce qui aurait été un vomit d’insultes et probablement bien des paroles qu’il aurait plus tard regrettées. Mais pour l’instant il préférait garder le silence, se contentant d’indiquer la porte à son ancien amant qui, bien entendu, ne résistait pas. Quelques secondes, Gabe avait relevé les yeux sur le dos de l’homme, en se disant que le plus pénible serait de le revoir au quotidien dans cette fichue petite ville où il est impossible d’éviter quelqu’un. Peut-être aurait-il dû faire comme sa soeur, quitter cet endroit et tenter sa chance ailleurs. Peut-être aurait-il trouvé quelqu’un qui attende plus que ça de ses relations. Peut-être que tout aurait été différent, mais Gabe n’avait qu’une seule certitude : Sa place était ici. Sa vie était à Whitehaven, là où il avait grandi, près de sa mère - sa famille - et dans cette communauté qui ne voulait qu’à moitié de lui.

Un autre soupir, une fois seul. Ça avait été quelques jolies nuits. C’était déjà terminé.

4. It's so empty

« I’m selling the house.
- Gabe you... But you love this house..
- I can’t- »

Sa voix s’était soudainement brisée alors qu’il essayait de rester fort, alors qu’il essayait de retenir ses larmes ; Elle n’aurait pas voulu qu’il pleure, elle avait toujours prétendu que la mort n’avait rien de bien grave et qu’elle ne la craignait pas, mais c’était trop dur. Il avait ravalé ses sanglots quelques instants encore avant de craquer, laissant s’échapper un faible son de ses lèvres et surtout les larmes. Elles coulaient sur ses joues un peu rougies alors qu’il se cachait d’une main, honteux de ne pas savoir se retenir devant sa petite soeur. Elle qu’il ne voyait plus que quelques fois par an depuis son départ de Whitehaven, elle qui les avait abandonnés pour une vie meilleure, disait-elle… Elle qui était revenue pour le soutenir dans cette épreuve.
Parce que de tous les habitants de cette petite ville, elle était certainement la mieux placée pour savoir à quel point Gabe ne supporterait pas seul son propre deuil. À quel point il aurait besoin d’une présence, pour l’aider à gérer l’enterrement, les papiers, la maison, mais surtout le vide dans sa vie. Il avait toujours vécu avec leur mère, après tout, il avait toujours compté sur elle et, surtout, il l’avait vue dans ses derniers instants, malade si soudainement, sans que personne ne puisse rien y faire il avait dû accepter de la laisser partir.

Les bras de sa soeur s’étaient glissés autour de lui dans une lente, mais puissante étreinte. Elle semblait sincère, lorsqu’elle avait dit vouloir revenir le temps que tout se stabilise, elle avait été là durant les trois derniers jours précédent le décès et maintenant que l’enterrement était derrière eux, elle n’était toujours pas repartie. Pour l’instant, elle n’avait pas encore avoué à Gabe que sa vie autre-part n’avait pas vraiment plus de sens, que malgré son diplôme nouvellement obtenu, elle n’avait toujours pas trouvé de travail et que quelque part, ce retour aux sources était peut-être même mieux que tout ça. Plus tard, elle lui avouerait ces choses.
Pour l’instant elle n’avait qu’une seule tâche : retenir la forme ébranlée de son grand frère pour qu’il ne s’écroule pas en morceaux. L’empêcher de sombrer, même si ça n’était pas parfait ce serait toujours mieux que de le voir effondré et misérable.

« I can’t live in it. She left it to us and I know how much you hate that old house…
- It… It’s creepy. You gotta admit that house is fucking creepy ! »

L’entendre dire ces mots, qu’elle avait si souvent répétés au cours de sa vie, avait arraché un petit rire à Gabe. L’effet espéré par sa soeur, entendre ce faible rire rompre les sanglots était rassurant. Un pas vers la stabilité. Doucement, il s’était calmé et un soupir quittait ses lèvres alors qu’il passait sa main sous ses yeux pour en sécher les larmes. Le silence était lourd dans la pièce, mais il avait finalement ajouté sur un ton de défaite..

« It’s not creepy. But now it’s so empty. »

Vide. Le mot décrivait si bien l’impression qu’il avait désormais de la maison, le sentiment qui l’envahissait dès qu’il y mettait les pieds. Il n’y vivrait pas, c’était impossible. Bien que c’était la maison de leur enfance, gorgée de souvenirs d’eux tout petits et de leur mère, Gabe ne pouvait s’y résoudre. La demeure s’était donc retrouvée sur un site de vente, sans vraiment trouver preneur facilement dans une si petite ville pour une si vieille maison. Gabe avait préféré emménager au deuxième étage de la boutique qu’il avait reprise et sa soeur… N’était pas repartie de Whitehaven. Sa vie autre-part n’avait apparemment rien pour la retenir et cette petite ville savait, étrangement, aspirer ses habitants pour les emprisonner ; Comme si on lui avait jeté un sort.

5. You make a perfect crazy cat lady

« You really need a man.
- Bullshit. »

Le rire de sa soeur avait éclairé la pièce si soudainement que Gabe avait lui-même un peu souri, ne résistant pas à la contagion. Elle avait du mal à reprendre son sérieux et il lui répondit de son majeur pointé vers le ciel, avant de retourner à ce qui l’occupait juste avant. Mettre la confiture dans les petits pots, ayant tout préparé pour décorer les couvercles d’un joli tissu et d’un petit ruban pour les offrir à ses quelques proches, ses clients favoris et bien entendu, sa petite soeur adorée. Elle qui, pour sa part, préférait se moquer de lui pour cette activité digne d’une grand-mère. Un peu d’auto-dérision, il savait en rire un peu, mais avouer qu’elle n’avait pas tort était bien trop difficile ; Bien sûr qu’il avait besoin de quelqu’un dans sa vie, évidemment qu’il était seul et que ses petits plaisirs du quotidien étaient ceux d’une vieille femme esseulée. Mais qu’y pouvait-il ?

Elle savait qu’insister sur ce sujet ne l’emmenerait nulle-part. Il y avait certaines conversations qu’il valait mieux éviter avec Gabriel et celles concernant son manque de contacts et de relations humaines - la dernière datant d’avant la mort de leur mère - se terminaient toujours mal. C’était comme si la simple idée d’aborder le sujet le rendait hostile, comme s’il avait pour de bon abandonné l’idée quoi qu’à contre coeur évidemment. Elle le savait ; Le romantique inassouvi qu’était son frère ne supportait qu’à moitié sa solitude, son deuil, le mélange d’amour et de haine qu’il avait pour Whitehaven.
L’énergie de cet endroit, disait-il toujours, avait quelque chose d’unique. Nulle part ailleurs - il en était certain sans jamais vraiment avoir exploré - il sentirait une telle connexion avec un lieu. Malheureusement pour lui, Whitehaven n’était pas qu’un lieu, mais aussi ses habitants. Bien souvent il prenait plaisir à cracher son venin en privé sur certaines personnes - qui en faisaient tout autant avec lui - pour se défouler de vieilles rancunes trop souvent justifiées. Malgré tout, c’était chez lui et rien d’autre.

Le poussant un peu d’un coup de hanches, elle avait cette fois-ci souri un peu plus tendrement, comme pour le rassurer, comme pour le faire sortir de ses pensées ; Quelque part, malgré le temps qu’ils avaient passé séparés l’un de l’autre, elle le connaissait certainement mieux que la plupart des habitants de cette ville qui le côtoyaient depuis des années. Certes ils ne s’étaient pas toujours bien entendu, mais la mort de leur mère avait au moins eu l’avantage de les rapprocher. Alors elle s’avait. Elle savait qu’il devait être perdu dans son propre esprit, à réfléchir un peu trop à ces mots qu’elle avait prononcés sans vraiment y penser à deux fois. Après tout, elle ne voulait que son bien.

« Don’t overthink it, bro. You make a perfect crazy cat lady don’t worry ! »

Cette fois-ci, c’est lui qui l’avait poussée, sans trop de violence, assez pour la faire tituber et éclater de rire. Il aurait bientôt trente ans et pourtant, avec elle il avait souvent l’impression d’en avoir encore seize parfois ; Autres fois, lorsqu’il était seul, il se sentait plutôt soixante-dix. Dans tous les cas, c’était sa vie : Soigner ses vieilles blessures un peu trop profondes, murmurer quelques sortilèges de mauvaise fortune aux emmerdeurs et chérir ses proches. L’avenir saura lui sourire ; Peut-être.